- Olivier Hanne
Opinion : Face à l’hybridité des conflits, oser l’aporie analytique
Plan :
INTRODUCTION
1. LES COMPLEXES FRANÇAIS
2. UNE FRANCE INAUDIBLE AU MOYEN-ORIENT
3. ACCEPTER LES HYBRIDITES
4. DOMINER LA COMPLEXITE
CONCLUSION
Introduction
Qu’il s’agisse des conflits au Moyen-Orient, en Afrique sahélienne ou même la
récente guerre autour du Haut-Karabagh (27 sept.-10 nov. 2020), ni la classe
politique ni les médias français n’ont été capables d’analyses fouillées, relativement
objectives et politiquement efficientes. Tout le spectre politique français s’est aligné
sur les positions de l’Arménie (1), à la fois par tropisme chrétien – ou pro-occidental
– et par antagonisme anti-turc, alors que l’enjeu dans le Caucase dépassait les
questions civilisationnelles : l’Azerbaïdjan a une constitution laïque, sa population
– tout chiite soit-elle – est connectée, moderne et jeune, le pays collabore
étroitement avec Israël autant qu’avec la Turquie, il entretient des rapports tendus
avec la République islamique d’Iran, et des partenariats étroits avec la Géorgie
chrétienne. Contrairement à la France, les États-Unis et l’Union européenne se sont
gardés d’intervenir directement dans les hostilités, et même Moscou qui a
finalement imposé un règlement par crainte que la « ligne rouge » fixée à Bakou
soit dépassée, à savoir le franchissement de la frontière arménienne.
Nos « récits de guerre » tournent à vide car systématiquement biaisés,
incomplets ou rédigés avec un tel aplomb discursif qu’ils en deviennent vains.
Quelle que soit la qualité de la recherche française dans le domaine des relations
internationales, de l’histoire ou de la stratégie, les études de fond qui évitent le manichéisme analytique ne pénètrent pas dans la sphère médiatique, et influencent
fort peu les responsables politiques. Plus grave, le monde de la Défense, notamment
celui des officiers partant en Opex, paraît lui aussi rétif aux apories d’une recherche
approfondie, préférant souvent s’en remettre par manque de temps à des digests, à
des fiches-pays et à des chaînes Youtube. Face à la complexité grandissante des
tensions internationales et des conflits, la tentation est grande de rechercher la
simplicité ou de s’illusionner sur la puissance française en s’abandonnant à des
complexes typiquement hexagonaux.
Les complexes français
Le premier de ces complexes est celui du chevalier Bayard, du nom de Pierre
Terrail, seigneur de Bayard, qui en 1504 tint tête, seul, à l’avant-garde espagnole
sur le pont de Garigliano, afin de protéger la retraite des soldats du roi Louis XII.
Les Français, dans les pas du général de Gaulle, aiment à se représenter comme les
héritiers de Bayard, défendant une cause juste avec des moyens disproportionnés,
qui expliquent inévitablement la défaite, laquelle reste toutefois une « sublime
défaite » en raison précisément du déséquilibre des puissances. L’évolution de la
situation au Mali depuis 2013 n’est pas sans illustrer ce travers.
Le second complexe est celui de Don Quichotte, cet hidalgo de la Manche décrit
par Cervantès en 1605, qui vit dans un monde imaginaire et s’obstine à combattre
des ennemis que son esprit a inventés. Appliqué à la géopolitique, ce complexe
pourrait être qualifié de « sécuritisation fautive ». La sécuritisation est un concept
mis en lumière par le Britannique Barry Buzan. Il s’agit d’une construction
subjective par laquelle des acteurs – et en particulier des États – identifient une
menace et la présentent à leur opinion publique, grâce à leur discours politique ou
à des stratégies de communication. Or, depuis 2019, la France a largement pratiqué
une double sécuritisation : en politique intérieure il s’agit de l’islam et de
l’islamisme – concept jamais défini –, et en politique extérieure il s’agit de la
Turquie, deux thématiques qui se rejoignent autour de la question des Frères
musulmans. Ici, le processus de sécuritisation rejoint un second concept, celui
d’omnibalancing, qui a été formulé par Steven David, de l’Université John
Hopkins, et qui démontre qu’il existe une continuité entre les menaces internes et
les menaces externes auxquelles doit faire face un État. Le cas des Frères est
parfaitement représentatif de l’omnibalancing français, puisque Paris s’oppose à
tous les acteurs proches de la confrérie, que ce soit à l’extérieur (Ankara, Hamas, Gouvernement libyen de Tripoli, etc.) ou à l’intérieur (notamment l’ex-UOIF). Il
est évident que le double phénomène de sécuritisation-omnibalancing permet de
détourner l’opinion publique d’autres problématiques, sans doute plus urgentes
(éducation, économie, justice sociale, immigration, Covid-19), mais plus délicates
à gérer.
Le positionnement français à l’égard de la Turquie est révélateur. Durant l’été
2020 une multitude de tensions entre les deux pays auraient pu dégénérer en
Méditerranée orientale. La majorité des médias français ont pris fait et cause contre
Ankara, sans prendre en considération les points de vue turcs qui auraient pu
nuancer les perceptions. Depuis 1995, Paris a été à l’origine du refus de la
candidature d’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, malgré le tropisme
atlantiste et européiste d’Ankara. Cette fin de non-recevoir a généré un
enfermement stratégique anxiogène dont la Turquie n’est sortie qu’après 2004
grâce à la stratégie néo-ottomaniste d’Ahmet Davutoglu (2), puis de l’ambition d’un
leadership sunnite assumé par le président Recep T. Erdogan. Avant de nourrir une
ambition de « sultan (3) », ce dernier est d’abord un acteur de la renaissance
diplomatique et militaire turque, laquelle explique ses succès électoraux, encore
qu’il faille les nuancer puisqu’aux municipales de mars 2019, sa coalition politique
Cumhur n’a obtenue « que » 51,62 % des voix.
Enfin, le dernier complexe est celui des trois petits singes, dont l’un n’entend
rien, l’autre ne voit rien et le dernier ne dit rien. Face aux failles de notre
géopolitique, le mieux est de ne pas en parler et de regarder ailleurs (4).
Malheureusement, dans un monde connecté, tout se voit, tout se dit, tout s’entend,
et les incohérences diplomatiques se repèrent nécessairement. Comment ne pas
rappeler ici la reconnaissance officielle par Paris du Gouvernement d’union
nationale libyen d’al-Sarraj basé à Tripoli, en contradiction avec l’aide française
directe apportée au maréchal Haftar, agissant pour le gouvernement de Tobrouk,
non reconnu par l’ONU, et accusé de crimes de guerre (5)…
Ces trois complexes formulés rapidement fragilisent l’action internationale de la
France, car ils font l’objet de commentaires acerbes chez nos contradicteurs (ex. :
sur Anadolu, l’agence officielle turque) et même certains de nos partenaires. Le
positionnement de l’Allemagne sur la crise en Méditerranée orientale à l’été 2020
était caractéristique : à aucun moment Berlin n’a suivi les injonctions françaises
d’une condamnation d’Erdogan pour son activisme maritime, Angela Merkel étant
trop attentive à sa minorité turque, aux risques migratoires d’une confrontation avec
Ankara et au projet de pipeline reliant la Turquie à l’Allemagne via les Balkans (6).
De la même façon, la République fédérale est toujours restée sur la défensive à
l’égard des projets français au Sahel : Barkhane, Force conjointe, Alliance Sahel,
Task Force Takuba, quitte à s’investir – mollement – dans l’EU-TM, c’est-à-dire
dans une structure européenne à peu près libre d’une influence française trop
prononcée.
Une France inaudible au Moyen-Orient
Donnons à ces trois complexes une réalité historique et géopolitique plus
concrète à travers l’exemple de la diplomatie française au Moyen-Orient.
La France est réputée pour sa « politique arabe », pour sa capacité à imposer ses
vues diplomatiques au Moyen-Orient et à jouer sur ses leviers de négociation. De
fait, Paris a longtemps été l’une des rares capitales occidentales à pouvoir intervenir
politiquement voire militairement dans la région. Pourtant, la géopolitique
française, de l’Égypte à l’Iran, apparaît de moins en moins audible, d’autant qu’elle
a pris des positions diplomatiques parfois contradictoires.
Depuis De Gaulle, aucun gouvernement n’a inversé les tendances lourdes de la
diplomatie française au Moyen-Orient, laquelle ne s’éloigne des objectifs
américains que par des « coups », c’est-à-dire des initiatives symboliques, parfois
contradictoires, souvent de pure communication, rarement suivies d’effet ou de
continuité, mais efficaces dans l’opinion française (7).
Le président Mitterrand (1981-1995) est le premier à avoir systématisé cette
diplomatie particulière. Face à l’alliance entre Paris et Bagdad, la République
islamique d’Iran organise en octobre 1983 l’attentat du Drakkar à Beyrouth, qui fait 58 morts chez les paras français et 241 chez les soldats américains, lesquels
participaient à la force d’interposition de l’ONU à Beyrouth. Mitterrand se rend
aussitôt à Beyrouth en un geste symbolique typiquement français. Le
gouvernement, qui veut des représailles, ordonne un mois plus tard le
bombardement des positions de la milice chiite Amal et des Pasdarans dans la plaine
de la Bekaa, mais le Ministre des Affaires étrangères français lui-même, Claude
Cheysson, fait prévenir les miliciens de l’imminence du raid, qui frappe des cibles
vidées de leurs occupants. L’idée était d’éviter d’entrer dans un cycle de représailles
avec la Syrie et l’Iran, mais cette initiative a une portée très négative dans les armées
françaises et l’opinion internationale. Pour donner d’autres gages et paraître plus
neutre dans le conflit, Paris prend ses distances avec les Kataëbs, dont les exactions
sont connues. Ce faisant, la France semble lâcher les maronites sans gagner à sa
cause les miliciens musulmans, responsables de nombreuses prises d’otages de
journalistes français. Les accords de Taëf en octobre 1989, signant la fin de la guerre
civile, confirment l’éviction des Français du Liban et la victoire syrienne, qui prend
de facto le contrôle du pays. François Mitterrand peut toutefois bénéficier d’un
nouveau « coup », en accueillant en octobre 1990 dans l’ambassade de Beyrouth,
puis en France, le général Aoun, qui continuait obstinément la lutte contre les
accords de Taëf et la vassalisation du pays.
Le Proche-Orient, sous-région privilégiée de la présence française, voit donc la
fin de celle-ci dans les années 1990. La France est ainsi complètement absente des
accords d’Oslo en 1993 entre Israël et l’OLP. Dans le reste du Moyen-Orient, les
relais de la diplomatie française s’avèrent fragiles. Après la fin de la guerre Iran-
Irak, Saddam Hussein représente un trop grand danger pour être un partenaire
fiable, aussi la France se range-t-elle sans hésiter derrière les États-Unis lors de la
guerre du Golfe en janvier-février 1991, mais avec des moyens militaires dérisoires
: la Division Daguet compte 17 000 hommes, contre plus de 900 000 pour toute la
coalition américaine. Au moins la France a-t-elle sauvé la face en intervenant
militairement aux côtés de Washington...
L’attentat des Tours Jumelles, le 11 septembre 2001, fait basculer la France dans
la guerre contre le terrorisme initiée par la président américain George W. Bush.
Elle déploie des forces spéciales puis des troupes en Afghanistan, afin de mener la
chasse contre Oussama Ben Laden et les réseaux terroristes des Talibans. C’est dire
que la France accepte de quitter son terrain privilégié qu’est le Proche-Orient pour s’engager dans une zone qu’elle connaît mal, où elle va s’enliser comme les
Américains eux-mêmes.
Jacques Chirac est animé par la rhétorique française – celle de De Gaulle et de
Mitterrand – qui prétend mener sa propre diplomatie au Moyen-Orient, parfois en
contradiction avec Washington. En février 2003, le Ministre français des Affaires
étrangères, Dominique de Villepin, prononce un discours fameux à l’ONU,
contestant la légitimité de toute intervention militaire en Irak. Mais derrière
l’éloquence de la France se cache mal l’incapacité à peser sur les décisions au
Moyen-Orient, et rien n’empêchera les États-Unis d’envahir l’Irak le mois suivant.
À compter des années 2000, et particulièrement sous les présidences de Nicolas
Sarkozy (2007- 2012) et François Hollande (2012-2017), Paris revoit son dispositif
stratégique au Moyen-Orient : on abandonne tout espoir de peser sur la question
israélo-palestinienne, et on se réoriente vers le golfe Persique, afin d’assurer le
contrôle de l’Iran et de trouver des débouchés commerciaux dans un contexte
économique tendu. De l’autre côté, les émirats pétroliers sunnites sont trop heureux
de nouer avec la France des accords de coopération et de défense (Koweït en 1992
; Qatar en 1994 ; Émirats Arabes Unis en 1995), car la présidence américaine
d’Obama les prive d’un partenaire américain fiable. Les relations de défense de la
France avec les Émirats sont particulièrement poussées, comme en témoigne
l’inauguration en mai 2009 de la première base militaire dans un pays arabe. Dans
les années 2010, les Émirats ont acheté plus de la moitié de leurs équipements
militaires à la France. Le Qatar, quant à lui, est équipé à hauteur de 80 % de
matériels français.
La récente guerre contre l’organisation terroriste Daech en Syrie et en Irak est
révélatrice des fragilités de la présence française au Moyen-Orient. Dès le
déclenchement de la révolte syrienne en 2011 contre le président Bachar al-Assad,
la France a pris ses distances avec le dictateur, que le président Nicolas Sarkozy
avait pourtant plusieurs fois reçu. La France est le seul pays, avec l’Arabie Saoudite,
à avoir toujours appelé au départ du président syrien comme préalable à toute
résolution du conflit. Cette opiniâtreté a coûté à la France sa place dans la région,
puisqu’elle a été dépassée par le dynamisme russe et le pragmatisme américain.
Contre Bachar el-Assad, la France a dénoncé l’usage d’armes chimiques par
Damas sur les zones rebelles et a défendu cette position même après avoir été
abandonnée par les États-Unis. Puis elle a employé pour les dénoncer la
qualification de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, sans être suivie.
Elle a ensuite renoncé à frapper les troupes de Daech lorsqu’elles ont pris Palmyre
en mai 2015 puis à nouveau en décembre 2016, justement pour ne pas être accusée
d’aider le régime de Damas. Paris a soutenu la rébellion kurde dans le nord de la
Syrie et en Irak, quitte à fermer les yeux sur les exactions commises par certains de
ces groupes, puis à les abandonner en 2017, en refusant de soutenir les
revendications d’indépendance du Kurdistan irakien. La France s’est donc
considérablement investie dans le dossier syrien en allant jusqu’au bout de sa
logique, celle des principes et du « ni ni » : ni Bachar ni Daech. Or, les États-Unis
ont renoncé dès 2015 à ce type de politique pour agir concrètement sur le terrain
face à Daech.
Au Liban, en revanche, après des années d’absence, la France s’est retrouvée
brutalement sur le devant de la scène grâce à un de ces « coups » dont elle est
coutumière. En décembre 2017, le Premier Ministre Saad Hariri se retrouve
mystérieusement placé en résidence surveillée lors d’un voyage diplomatique à
Riyad. Mohammed Ben Salman, le fils du roi saoudien, aurait voulu faire pression
sur ce leader sunnite pour l’obliger à déclencher un conflit contre le Hezbollah proiranien.
Mais un tel affrontement aurait plongé le Liban dans la guerre
confessionnelle. Le président français Emmanuel Macron intervient alors
directement pour contraindre les Saoudiens à libérer Hariri, autorisé à s’envoler
vers la France, puis à retourner à Beyrouth. La France a opportunément sauvé les
équilibres au Liban... Toujours au Liban, Paris est intervenu rapidement après
l’explosion de Beyrouth le 4 août 2020 en promettant son aide humanitaire et en
exigeant des responsables politiques libanais une solution pérenne de sortie de crise.
Mais le « coup » français a immédiatement échoué et les divisions de classe
politique libanaise n’ont nullement été dépassées, poussant le président français,
amer, à parler de « trahison », décrédibilisant tout à coup l’ensemble de son action
à Beyrouth (8).
Ainsi, dans le cas du Liban, les incertitudes de sa géopolitique au Moyen-Orient,
ou ses positions purement discursives, n’ont pas permis à la France de récolter les
fruits de ses engagements, ou de l’image qu’elle s’en faisait. Dans cette région, tous
les complexes français jouent régulièrement et ne permettent pas d’envisager une
politique pragmatique, durable et efficace : l’excès de confiance en soi (le chevalier
Bayard), le refus d’analyses complexes au profit du manichéisme (Don Quichotte), et le mutisme et la martingale lorsque la réalité reprend le dessus sur les rêves
éveillés (les trois petits singes).
Accepter les hybridités
On peut balayer ces complexes d’un revers de main ou accepter les fragilités
d’une France qui, faut-il le redire, n’est qu’une « puissance moyenne » depuis
quatre-vingts ans. Cette situation n’a rien de déshonorant dès lors qu’elle est
acceptée et que les moyens diplomatiques et militaires français sont employés en
fonction de ce statut intermédiaire. C’est dire aussi que la France ne peut peser seule
dans aucune guerre ni aucun règlement de conflit. Paris est condamné au
multilatéralisme.
Si l’on parle beaucoup d’hybridité des conflits, la France n’en a pas encore saisi
la pleine mesure. Car les multiples formes d’hybridités n’imposent pas seulement
un changement de matériels et de leur doctrine d’emploi, mais elle implique une
révolution du paradigme militaro-géopolitique, et donc un « durcissement » des
intelligences, des esprits et des formations, autant que des soldats (9).
Notons huit points caractéristiques de ces nouvelles hybridités qu’il faudra
affronter dans les années à venir :
1–L’hybridité des combattants dans les conflits récents (Levant, Sahel, Somalie,
golfe Persique, Ukraine) et leurs connexions avec les populations locales rendent
vaines les victoires tactiques dès lors qu’elles n’aboutissent pas à une rapide
stabilisation post-conflit, ainsi dans la Bande sahélo-saharienne, malgré Serval,
malgré Barkhane, malgré l’opération Sabre. En conséquence, l’action militaire est
jugée responsable de l’absence de solution politique ou sociale, comme c’est le cas
au Mali depuis 2018.
2-Les lieux de la guerre s’élargissent (spatial, numérique, information,
communication) comme le concept américain de multidomain battle l’indique. Le
tempo de la guerre s’accélère au profit de l’immédiateté, de la transparence – qui
reste toute théorique – et de l’ubiquité.
3–La légitimité de l’action cinétique est contestée à chaque instant, car sitôt
accomplie elle est aussitôt relayée, diffusée et souvent instrumentalisée. En
conséquence, l’action militaire ne peut négliger la guerre informative auprès des civils, qu’ils soient français, européens ou extra-européens, ce qui pose la question
du lobbying et de l’influence, en dehors des espaces habituels du monde militaire.
4–Les incertitudes des gouvernements (français ou alliés) font peser sur
l’opérationnel la crainte du désengagement sans victoire (ex. : le refus de
l’Allemagne de s’engager plus avant au Mali ; le climat anti-français au Sahel
entretenu par les responsables locaux). À l’inverse, ces doutes de l’action politique
peuvent conduire les responsables à l’entrisme dans l’opérationnel, afin de gagner
en autorité sur le temps court, alors que les armées s’inscrivent dans des
temporalités moyenne et longue. On en vient alors à se demander si l’armée doit
mener sa propre stratégie politique, laquelle serait plus durable ?
5–L’émergence d’un soupçon entre alliés qui ne coordonnent plus leur action
diplomatique, et donc militaire (ex. : les États-Unis en Syrie ; la Turquie en Libye
ou en Syrie, etc…), fait peser de nouvelles incertitudes sur la conduite d’opérations
interalliées efficaces quand les objectifs stratégiques diffèrent.
6–On constate en Afrique, au Moyen-Orient, et encore plus avec la crise de la
Covid-19, l’aggravation de la situation des États faillis, dont certains sont des alliés
de la France, qui n’assurent plus leurs prérogatives régaliennes, acceptent de lâcher
des pans entiers de leur territoire à des groupes illégaux (banditisme, trafics,
milices), avec lesquels ils maintiennent pourtant des liens informels. Il se produit
alors une dilution progressive de l’État-partenaire, lequel a seul l’autorité pour
convoquer l’appui des forces françaises, phénomène qui renforce l’hybridité (ex. :
Mali, Tchad, Irak).
7–La porosité entre la politique intérieure et la politique extérieure
(omnibalancing) s’est accentuée, pas seulement pour la France, mais surtout pour
certains États-partenaires qui cherchent une légitimité perdue en interne (ex. :
Arabie Saoudite, Égypte, Turquie). Mais jusqu’où accepter que les opérations
françaises soient utilisées à des fins de politique intérieure par des gouvernements
étrangers ?
8–Insistons sur un dernier point. Chaque adversaire, préservant le capital humain
et matériel de ses forces armées, cherche à faire tomber l’ennemi par des actions
masquées et déstabilisatrices telles que les sanctions financières, l’asphyxie
humanitaire, la manipulation médiatique, les cyber-attaques ou bien l’élimination
ciblée des têtes de réseau adverses. C’est la soft war (« guerre douce »). Les moyens
utilisés dans ce type de conflits sont indissociables des avancées technologiques et
donc de la puissance des réseaux d’information et numériques. Ils exigent des énergies. Ils se passent aisément de toute éthique. On peut s’attaquer sans être en
guerre comme le montrent les cyber-attaques russes contre l’Arabie Saoudite.
Déclenchée avant même que les efforts diplomatiques de résolution pacifique
n’aient abouti, se préoccupant assez peu de la gravité du dommage infligé, la guerre
(en) douce peut entraîner des désordres plus graves que le mal à éliminer. Cas
d’école : la Turquie instrumentalise le journaliste saoudien Djamal Khashoggi en
faveur des Frères musulmans contre l’Arabie Saoudite, celle-ci le fait exécuter (2
octobre 2018), puis la Turquie diffuse l’enregistrement audio de son assassinat,
poussant les États-Unis à se rapprocher d’Istanbul. La guerre douce est parfaitement
adaptée à des opinions publiques incapables d’accepter la violence des combats et
l’éventualité de pertes humaines. Elle est l’aboutissement des idéaux individualistes
qui rêvent la guerre sans mort tout en continuant à penser l’ennemi – la Russie, la
Syrie, l’Iran, la Corée du Nord – en des termes manichéens qui poussent à son
extermination. Mais elle s’inscrit à rebours d’une culture militaire fondée sur le
sacrifice et la guerre juste. « Le déclin du courage est l’un des traits les plus
frappants de l’Occident pour un observateur étranger », déclarait Alexandre
Soljenitsyne en 1978. À force de remplacer le politique par l’économique et la
nation par l’intégration européenne, le citoyen s’étonne de devoir mourir pour des
intérêts commerciaux et la technocratie de Bruxelles. La guerre douce va donc
nécessairement renforcer la violence des opinions publiques. Outil des bureaucrates
déracinés, elle accompagne leur inflexibilité à l’égard d’États affaiblis qu’ils
peuvent ainsi pressurer. La Grèce s’en souvient. Et le Vénézuela. Et la Syrie. Mais
elle a l’avantage d’être peu coûteuse en hommes, de mobiliser moins de matériels
que des conflits classiques. Elle est ainsi adaptée à des puissances mondiales
confrontées à la crise libérale et à la fin de l’État-Providence. La guerre devient
douce quand l’État maigrit… En outre, elle permet de contourner les règlements
internationaux sur la guerre – le droit des conflits armés –, qui est une véritable
plaie pour les États belligènes. En revanche, elle renforce le poids de la sphère
politique dans la conduite des conflits aux dépens des professionnels de la guerre,
qu’on peut écarter facilement ou dont on limite la connaissance des enjeux. Ceux ci
seront toujours employés mais dans un rôle plus limité, de contrepoint ou
d’éperon brutal. Les guerres douces vont par conséquent durcir le métier militaire,
tout en limitant son action et en bêtifiant ses chefs. Mais face à la Russie et à la
Chine, les soft wars font figure de pis-aller devant l’incapacité à faire la guerre pour
de bon. Les résultats sont donc à la mesure de l’agressivité mise en oeuvre, c’est à dire aussi faibles que la guerre est douce. Non déclaré, ce type de conflit est
générateur d’insécurité juridique. Comment qualifier ce droit de la guerre en temps
de paix sinon de soft law ? Ce n’est donc pas le moindre des paradoxes que la guerre
douce se présente tout à la fois comme une stratégie sophistiquée et un produit de
communication pour une postmodernité dénuée de stratégie et d’éthique.
Dominer la complexité
« En théorie, les entités peuvent autant croître que décroître en complexité (…), mais en
pratique, plusieurs facteurs tendent à rendre la complexification des sociétés inéluctables
sur le long terme. Ces facteurs se structurent autour des logiques d’obtention ou de maintien au pouvoir des élites ainsi que de la résolution de problème existentiels (10). »
Alors que les formes d’hybridités et la complexité grandissante du monde
rendent totalement instable et opaque le champ de la conflictualité, plus les
domaines de la militarité se spécialisent et deviennent pointus, techniques (1), plus
ils s’isolent (2) et se parcellisent (3).
Précisons ces trois points :
1–Le combat en opération n’est pas plus complexe qu’avant sur le plan
psychologique ou moral, mais il l’est devenu sur le plan technique : matériels
technologiques, spécialisation des domaines, formations et qualifications
spécifiques. Mais, en fragmentant les compétences, on finit par fragmenter les
unités et les armes.
2–Il y a isolement dès lors que la compréhension globale du théâtre et des
opérations ainsi que leurs objectifs ou effets majeurs échappent au plus grand
nombre. Plus la technicité du combat est grande, plus le risque d’isolement accroît
le désintérêt moral et l’incompréhension tactique des troupes et des officiers. Les
cas afghan et malien sont tragiques à ce titre.
3–Il y a parcellisation lorsque la gestion humaine des individus prend le dessus
sur le commandement des unités dans la chaîne hiérarchique.
La conséquence évidente de cet enchaînement est la « civilianisation des process
et des langages », à toutes les échelles, dans tous les domaines, prélude à
l’envahissement des problématiques civiles au sein des armées (racisme, genre,
psychologisme, affectivité, etc.). À terme, l’armée se démilitarise et participe elle aussi à la fragmentation sociale dont elle prétend être le dernier rempart. Face à cet
énorme « ventre mou » militaire, peu capable d’engagement cinétique (ex. : la
MINUSMA ?) et enfermé dans des missions de contrôle de zone, voire de
gendarmerie en Opex ou sur le territoire national (ex. : Sentinelle), il faut bien
trouver un « estomac durci », c’est-à-dire une structure opérationnelle encore prête
à la confrontation, à la violence et à la mort : ce sont des forces spéciales durcies,
favorisées, privilégiées, distinguées du reste de l’armée et en cours de
rapprochement avec le service action de la DGSE (ex. : Sabre ?). Une nouvelle
structure militaro-clandestine pourrait donc se mettre en place, travaillant dans
l’ombre au service de l’État et de son gouvernement, et non plus au grand jour au
service de la France et de sa diplomatie. L’armée se scinde en deux. L’État fait alors
le jeu de la fragmentation, de la soft war et de sa propre hybridité. Paradoxalement,
il trouve dans cette évolution sa propre légitimité auprès d’opinions publiques
chauffées à blanc par la menace d’un ennemi sans visage mais omniprésent.
Un tel scénario n’est pas une simple fiction. Certaines de ses étapes sont déjà en
cours. Y faire face est une question de civilisation. Car la fameuse phrase de Carl
von Clausewitz (1780-1831) semble de moins en moins vraie : « La guerre est la
continuation de la politique par d’autres moyens » (De la guerre). Depuis les
attentats de 2001, puis la guerre contre Daech et encore aujourd’hui au Mali – quels
sont d’ailleurs les buts politiques de l’opération Barkhane ? –, la guerre contre le
terrorisme est sans fin et ne sert plus aucun dessein politique : elle vise l’éradication
de l’ennemi, qui semble éthéré, sans objectifs autres que tactiques, monstre barbare
sans forme. La guerre n’est plus que la continuation par la force du vide politique.
Plus les opérations impliquent des domaines distincts et des États différents –
notamment culturellement –, plus il faut retrouver une compréhension globale de la
personne et du champ socio-politique dans son interaction avec le domaine
militaire. En d’autres termes : il faut ré-unifier et ré-humaniser le soldat fragmenté,
ce qui implique de renforcer la compréhension et la modélisation de son
environnement, identifier les impératifs éthiques, les enjeux géopolitiques,
développer des compétences croisées, soutenir les capacités d’adaptation avec les
partenaires. Plus les opérations impliquent des territoires distincts et des sociétés
civiles multiples, plus la réponse doit travailler sur le continuum intervention-stabilisation-
normalisation, lequel ne peut se passer de l’action politique.
Conclusion
L’hybridité que tout le monde constate appelle donc certainement plus à un
renforcement moral et intellectuel qu’à un durcissement physique et opératif, quitte
à déboucher sur des apories analytiques, laissant aux autorités politiques toute leur
place et leurs responsabilités. À l’hybridité des conflits correspond dans le champ
intellectuel la dialectique de l’incertitude, prélude à l’humilité et au réalisme
diplomatique...
1. Ex. : « La France s’inquiète du déploiement de combattants syriens au Haut-Karabakh », France24, 1er octobre 2020.
2. Tancrède Josseran, « Ankara enterre le néo-ottomanisme », Conflits, 11, oct.-déc. 2016, p.8.
3. Allusion aux expressions utilisées dans la presse française, ex. : Isabelle Lasserre, « Erdogan, un sultan agressif qui défie l’Union européenne », Le Figaro, 27 juillet 2020.
4. « Ce champion des droits humains s’est avéré, en bout de course, ouvert à la composition avec des gouvernements et acteurs aux antipodes de la défense de l’État de droit », Barah Mikaïl, « La France et le Printemps arabe, le grand écart », Middle East Eye, 31 décembre 2020.
5. Jihâd Gillon, « France-Libye, le maréchal Haftar, l’ami conttroversé de l’Élysée », Jeune Afrique, 18 mars 2020.
6. Nous renvoyons par exemple à la déclaration de la chancelière le 28 août 2020, ou encore Jean-Loup Bonnamy, « Le couple franco-allemand n’existe plus », Le Figaro, 19 août 2020.
7. Sur cet historique, cf. Olivier Hanne, « Come Parigi ha perso il Medio Oriente », La Francia
mondiale, Limes, 3, 2018, p. 163-172.
8. « Emmanuel Macron fustige la trahison des autorités d’un Liban plus que jamais en crise », Le Monde, 27 septembre 2020.
9. Allusion à la sémantique utilisée dans le compte rendu de la Commission de la défense nationale et des forces armées à l’Assemblée nationale, 15 octobre 2020.
10. Grégoire Chambaz, « Les sociétés complexes », La Grande évolution, 2020, p. 163.